Emmanuel Carrère, L'adversaire
La mauvaise direction
C’est ce que l’on appelle un fait divers. Expression consacrée, souvent dénigrée. Le Petit Robert la définit ainsi : les événements du jours ayant trait aux accidents, délits, crimes, sans lien entre eux, faisant l’objet d’une rubrique dans les médias. Or, il y en a souvent un, de lien. C’est celui de l’humanité, avec ses histoires qui nous projettent dans les confins de celle-ci. En ce sens, l’étymologie du mot « divers » interpelle : qui va dans des directions opposées, qui a développé des valeurs contraires. En ancien français, divers signifiait d’ailleurs cruel, mauvais. Divers, diverger, aller dans la mauvaise direction… jusqu’à quel point ?
Avec cette œuvre magistrale, Emmanuel Carrère plonge dans l’histoire de Jean-Claude Romand. Et tente de comprendre ces « forces terribles » qui habitent et ont habité celui qui a mené une vie de mensonge et dont la seule issue sera la mort. Pas la sienne, non, mais celle de tous ceux qui pourraient bientôt découvrir la supercherie. C’est ainsi qu’en janvier 1993, ce médecin sans histoires, si ce n’est une aventure parisienne, assassine son épouse, ses enfants Antoine et Caroline, cinq et sept ans, et ses parents. Puis tue son chien. Avant de simuler une tentative de suicide.
Un banal accident
Selon l’une des versions avancées par Jean-Claude Romand, c’est un banal accident, un poignet fracturé, qui l’a empêché jadis de se rendre à ses examens de deuxième année de médecine. Il a néanmoins annoncé leur réussite avant de poursuivre son cursus comme si de rien n’était, moyennant quelques contorsions dont il était déjà coutumier.
Ainsi, côté face, Jean-Claude Romand devient celui qui évolue en médecin prestigieux auprès de l’OMS. Il fréquente les grands de ce monde, voyage de colloque en congrès, et sait rester modeste face à son succès. Il a réussi à épouser une femme qui pourtant le trouvait bien fade et à fonder une famille modèle. Côté pile, ce même personnage égrène ses journées dans des parcs publics, rapporte des cadeaux de l’étranger achetés à la superette du coin et assure souffrir du décalage horaire. Pour financer ses vies, il multiplie les emprunts frauduleux auprès de ses proches, faisant miroiter des possibilités d’investissements lucratifs réservés aux fonctionnaires internationaux.
Emmanuel Carrère vacille, hésite, abandonne, persévère. Puis accepte. Il ne saura pas si Jean-Claude Romand est-il celui qui a fait quelque chose d’épouvantable, ou celui à qui quelque chose d’épouvantable est arrivé. Est-ce un assassin sans âme qui s’affiche froid et détaché à son procès ? Un lâche doublé d’un manipulateur ? Un adulte qui cache l’enfant calme et doux et doué qui a grandi dans une famille réputée honnête et franche, en réalité vermoulue de mensonges ? Le gouffre qui s’est creusé en lui est tel qu’il ne reste plus qu’une apparence d’homme conclut l’auteur. Les psychiatres le diront d’ailleurs au procès : « il lui sera à tout jamais impossible d’être perçu comme authentique et lui-même a peur de ne jamais savoir s’il l’est ».
Le meilleur ami de Jean-Claude romand, médecin lui bien établi, témoignera même en ces mots face aux juges: « ça a l’air idiot de dire ça mais c’était un type profondément gentil ». Il croyait non seulement connaître la façade de son camarade de faculté devenu parrain de sa fille, mais également ses secrets les plus intimes. Il découvrira trop tard que Jean-Claude Romand est inconnu de l’OMS, inconnu aussi de Bernard Kouchner, son prétendu ami proche, inconnu de toutes ces personnes avec qui l’imposteur a entretenu un lien inventé. Il a néanmoins, du bout des lèvres, reconnu avoir parfois songé à appeler l’OMS. « Quelque chose clochait.. » Mais ses valeurs l’en ont empêché.
Trop plein de questions
L’auteur nous transmet son trop plein de questions. Ce vide qui a remplacé Jean-Claude Romand nous devient perceptible. Comment comprendre ? Faut-il comprendre ? On plonge une fois de plus dans la perplexité en découvrant le titre de son examen de philo : La vérité existe-t-elle ?
Pour aller plus loin: Alice Miller, Libre de savoir