Passée à côté
Un bouquin court: la Place, de l'auteure nobélisée Annie Ernaux.
J'ai dû m'y prendre à plusieurs reprises, je suis passée à côté lors de ma première lecture. Un peu à l'image de ce livre, je réalise, dans lequel les personnages passent à côté les uns des autres. Aujourd'hui, j'aime à l'offrir.
Pas de l'art
Suite au décès de son père, l'auteure entreprend d'écrire ce roman sur ses parents, sur lui. Qui n'en sera pas un, de roman, elle n'a pas le droit comme elle le dit, de prendre d'abord le parti de l'art. Ni de chercher à faire du passionnant ou de l'émouvant. Ce sera du brut. On peut évidemment discuter sans fin sur cette acception de l'art. Ce qui est indiscutable en revanche, c'est ce style atypique, déroutant, une "écriture plate" comme l'auteure la qualifie, celle-là même qu'elle "utilisait" autrefois pour "donner les nouvelles essentielles" à ses parents. Aucun bonheur d'écrire ici avoue Annie Ernaux: elle se tient au plus près des paroles et expressions entendues petite, celles qui marquent les limites du monde de ses parents.
Une écriture rugueuse et rugissante
Et c'est là toute la puissance de cette écriture. Une écriture rugueuse, avec ses grosses échardes qui râpent la peau. Elle nous emmène au coeur de cette relation faite d'êtres qui partagent l'espace et le temps, mais pas les émotions ni les sentiments. Une écriture qui bouleverse, l'auteure constatant au fil des pages ce rendez-vous manqué avec les siens.
Entre-deux mondes
Annie Ernaux dissèque crûment la dureté d'un monde accablé par des contingences économiques, sans interstice pour la rêverie. Un monde où l'on embrasse brusquement sur la joue, "comme par obligation". "Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps où mon père était enfant", note l'auteure à propos d'un père retiré de l'école à douze ans, puisqu'on ne pouvait pas le nourrir à rien faire. Un père qui passe de paysan à ouvrier, ravi de ne plus dégager une odeur de laiterie. Ce père qui ouvre ensuite une épicerie, la crainte de retomber ouvrier solidement attachée aux tripes. Puis c'est la deuxième guerre, l'épicerie pillée, et une auteure qui dans la foulée se retrouve estampillée "enfant de guerre" à l'école. Nouvelle ère, nouvelle épicerie. Et le père qui pose en photo avec ce dont il est fier, le commerce, le vélo, la première voiture, surtout avec maladresse et un sérieux appuyé.
L'auteure décrit ainsi les mondes dans lesquels elle a grandi. Le monde de manque continuel et sans fond, dans lequel elle se cognait aux remarques façonnées à l'emporte-pièce de ses parents: sois heureuse avec ce que tu as, il ne faut pas péter plus haut qu'on l'a. Et le monde "distingué" de la maîtresse, cette femme qui reprend la toute jeune Annie Ernaux lorsqu'elle employait les tournures et les mots de la maison à l'école. Ce monde d'apparat auquel elle veut adhérer coûte que coûte, et même s'il faut rire jaune en regardant des films comiques épingler la balourdise de paysans débarqués en ville.
L'auteure livre ce constat: elle, la fille s'est sentie "séparée d'elle-même". Quant au père, sa plus grande fierté aura probablement été que sa fille "appartienne au monde qui l'avait dédaigné".
Annie Ernaux livre un hommage magnifique, décrivant avec des mots choisis un à un l'écartèlement que subissent ceux qui, basculant d'un monde à un autre, se retrouvent coupés de racines, devenues impossibles à reconnaître.