Sept volumes

Ce Proust que j’ai ignoré durant des études de Lettres. Je pouvais me planquer derrière Zhuangzi, qui me conférait un magnifique paravent d’Orient. 

J’ai été rassurée de lire que je n’étais pas la seule à tourner autour de ces deux voyelles entourées de consonnes. Laure Murat, découverte un peu par hasard - elle m’a plu voilà tout - a relevé la montagne que chacun voit se dresser à l'évocation de l’oeuvre de Proust. Pourtant ce ne sont que sept volumes dans l'édition que j'ai choisie, chacun des tomes étant d’une longueur raisonnable. Mais c’est un monument qu’il faut empoigner.

Proust ferait partie des auteurs les plus relus d'après les recherches de Laure Murat. Avec la particularité d'une lecture jamais achevée. On l'aborde par détours et contournements. J'assume la tautologie, il m'évoque une traversée des Alpes ou une amitié de longue date. Il y a des jours avec et des jours sans. On se perd de vue, on reporte la suite à l'année suivante, peu importe, car une habitude évidente s'est déjà imposée.

Chercheuse d’opale

J'ai dû me préparer à cette traversée. J'ai lu, écouté, regardé d'autres raconter ou analyser Proust. Puis je me suis lancée il y a quelques années. Puis je me suis interrompue pour continuer mes préparatifs. Et là je recommence à tranquillement cheminer dans ses bosquets fleuris et parfumés et dans ses pensées qui s'étirent face à l'océan.

Parfois je me sens chercheuse de minerai. De la boue, de la pierre grise et grasse - toutes ces considérations sur l’aristocratie de l'époque ou ce qui s’en rapproche me rebute - et tout d’un coup, l’éblouissement. De ces phrases «qui ont l'air d'avoir été traduites de l'allemand» comme j'ai pu le lire, surgissent soudain des lignes d’une telle beauté, d’une telle évidence, d’une telle insolence qu'il n'est plus possible de les retenir, elles filent résonner en moi. 

Perpétuelle renaissance de moments anciens

Ainsi, Albertine disparue. Le deuil qui ne cesse de vivre au gré des souvenirs qui se heurtent à la réalité. 

«Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Tourraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps; ne nous apparaissant que par minutes successives; il n’y a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie (…) Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler, ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier.» 

Et Proust continue: «Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.»

Il décrit «la perpétuelle renaissance de moments anciens». L’odeur des lilas. La fraîcheur des cerises. Un rayon de soleil sur une façade, qui évoque Albertine se réjouissant de la rénovation. La fraîcheur du soir, chaque instant frappe et cogne: Albertine est morte.

Catherine Colomb, auteure qui m’est chère, reprend l’idée - certes ni nouvelle, ni extraordinaire, mais si universelle qu'elle touche au plus profond lorsqu'exactement exprimée - dans son premier roman, Pile ou Face. Thérèse tente de lutter contre elle-même suite à sa rupture avec Philippe. Hélas, sa mémoire, fidèle servante, «était devenue sa plus cruelle ennemie». «Il ne lui suffisait pas qu'un nouveau mois de mai rappelât à Thérèse le mois de mai ancien où Philipe l'aimait, il lui fallait encore que la première neige d'octobre lui rappelât les arbres en fleurs du mois où Philippe l'aimait.»

Tasse de thé

A propos de mémoire, j'ai découvert avec joie le passage sur cette fameuse madeleine, qui arrive sans trop tarder. Immédiatement, ces mots, qui pourraient sembler éculés, déploient l'écriture extraordinaire de cet auteur hors du commun.

Je ne résiste pas au plaisir de recopier une partie de ce passage, grandiose, comme tant d'autres:

«Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (…), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (…) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»

Comment ne pas vivre tout ce qui s'échappe de cette tasse de tilleul? Cela m'évoque cette phrase, tirée d'un documentaire argentin. Depuis vingt ans, et même plus maintenant, un groupe de passionnés se retrouve dans un bistrot de Buenos Aires pour évoquer Proust. Une dame âgée et bouclée lance sans hésiter: «Tout ce qu'il y a dans la Recherche, à un moment donné de ma vie, je l’ai ressenti». 


Inspirations

Laure Murat, Proust - Roman familial

Laure Murat, Relire

Cynthia Fleury, Les irremplaçables

Charles Dantzig, Proust Océan 

Documentaire, Marcel Proust - El tiempo perdido de Maria Alvares