Madeleine Bourdhouxe, La femme de Gilles


Deux romans

L’auteure, Madeleine Bourdouxhe, est née à Liège en 1906 et décédée 90 ans plus tard à Bruxelles. Entre ces jalons, deux romans édités. L’un d’eux: la femme de Gilles, publié en 1936.

Ce titre m'évoque certains avis mortuaires que l'on rencontre encore. Rarement, mais trop souvent:

Son mari, Robert Untel, a le très grand chagrin de faire part du décès de Madame Robert Untel. On a beau parcourir l'encart, on ne trouvera pas le prénom de la disparue. 

La banalité de l'unique

J'en reviens à La femme de Gilles. Le pitch : une femme se fait tromper, son désespoir la tue. Une histoire comme tant d’autres, si commune et unique. Derrière cette banalité se découvre une écriture remplie de volonté et de délicatesse. La sobriété du style et des mots confèrent à cette oeuvre une force qui détonne. Ce livre a été ma lecture la plus remarquable de l’année 2023.

Elisa n'est plus qu'attente, elle se languit de Gilles, son homme. Elle est la femme de Gilles. Et elle ose. Elle ose vivre ses ardeurs et ses envies. On l'observe reluquer le corps musclé et odorant de Gilles. Les mots continuent: elle s’enivre de son odeur de sueur, d’huile et de fer. Elle sent ses seins se durcir à la vue des hanches puissantes de son Gilles. L'érotisme est là, un érotisme simple, qu'on ne peut même pas qualifier d'assumé, puisqu'il n'a jamais été gêné. On n’est pas seulement dans la tête de la femme de Gilles, on est dans son corps et sur ses lèvres qu’elle humecte en découvrant son homme revenir de l’usine. 

Emoi des sens

Les premières pages sont dédiées aux sens: la tarte au riz saupoudrée de sucre, le corps qui se prépare au repos du dimanche, les tartines et le café, les fleurs du jardin et les caresses faites en pleine lumière. Tout l'univers d'Elisa scintille de son amour pour Gilles, tels les longs cils de leurs petites jumelles qui brillent au soleil.

Passé les premières pages, la soeur Victorine vient perturber cette danse des sens.  Ce n’est que la petite soeur, mais qui hélas a grandi et est bien consciente de son effet sur Gilles et tous les autres. Elle est désormais un femme «qui promène par la vie sa vie irresponsable». A sa vue, Gilles sent sa tête se gonfler de sang, la panique gagner son corps. 

Elisa vivra sa grossesse - ce poids nouveau qui lui venait du corps de Gilles - au rythme de la trahison. «Ce n’était plus un malaise vague auquel on s’abandonne un instant pour s’en libérer ensuite, mais une angoisse plus lourde, plus précise: devant elle il y avait le monde familier de quelques objets, elles les fixa un à un, puis elle arrêta son regard sur ses mains qui tremblaient, entrouvertes sur son sac et derrière elle il y avait un autre monde tout enchevêtré, inconnu et menaçant.»

Nériage d'attente et de tristesse

La femme de Gilles lutte au début, tente d’escamoter les rencontres clandestines des nouveaux amants avant de réaliser, terrassée par les sanglots, qu'elle est seule devant la plus grande douleur de sa vie. Elle s’octroie le bénéfice d'un doute auquel elle ne croit pas. Et découvre des sensations nouvelles qui s’entrechoquent, avec «ce goût de cendres dans la gorge». Elle se réinvente un passé avec Gilles, dans lequel leurs bifurcations auraient esquivé le pire. «Gilles ne m’aime plus, et comme le monde est triste.»

Alors Elisa espère, elle attend la fin de la grossesse, lorsqu’elle sera à nouveau alerte, mince et jolie. Mais c’est avec cet enfant dans les bras, un Gilles lui aussi, que la torture commence et remplace la souffrance. Jusqu’à ce que leurs douleurs se rejoignent. Gilles a perdu Victorine et erre dans sa colère et la jalousie. Et Eilsa a perdu Gilles, qu'elle ne peut plus consoler. 

Arrive ce constat, inexorable: vivre sans l’amour de Gilles, elle peut, mais vivre sans son amour pour Gilles, elle ne peut pas.