Haruki Murakami, Abandonner un chat


Auteur de mémoire

On ne le présente plus, et pourtant on le connaît si peu, ou alors si mal. Il a fait mine de se livrer dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, bien connu des marathoniens. Haruki Murakami s'y livrait  en sportif posé et bohème, aussi amateur de jazz, de doughnuts et de bière. Beaucoup l’ont aussi découvert, en l’adorant ou son contraire, avec les trois tomes 1Q84.

Mais Haruki Murakami c’est pour moi avant tout, et surtout, celui qui s’est engagé dans un important travail de mémoire, prévenant de la dangereuse légèreté de l’oubli. C’est celui qui s’est toujours confronté à ce difficile exercice qui consiste non seulement à regarder et voir nos cicatrices mais aussi à passer le doigt dessus. Haruki Murakami est l'un des trop rares, au Japon ou ailleurs, à décrire noir sur blanc les tabous qui hantent une société. Au Japon c’est la deuxième guerre mondiale, la proximité d'avec le nazisme, l'impérialisme, les atrocités perpétrées en Chine et ailleurs. Ou plus proche temporellement, les groupuscules d’extrême-droite, ceux qui circulent en camions hurlants les samedis après-midi dans les quartiers tendance de Tokyo et proposent avec force une bouillie réinventant le passé afin de brouiller le présent. 

A ce propos, je recommanderais deux autres romans de cet auteur:  La course au mouton sauvage ou encore mieux: Chronique de l’oiseau à ressort. 

La guerre, la mort, la vie

Dans Abandonner un chat, un livre avec des illustrations, écrit en gros, et en un peu cabossé (ou alors c'est la traduction), on retrouve toute la profondeur de cet homme. Haruki Murakami décrit avec honnêteté et simplicité son père, son rapport avec lui, leur lien, et ce qu'il lui reste de lui. 

Son père était destiné à être moine, il deviendra en réalité enseignant de littérature.  Mais au milieu il se retrouve enrôlé pour aller au front, en Chine et en Birmanie.

Haruki Murakami navigue dans ses souvenirs flous - son père ne lui a parlé qu’une seule fois de la guerre - qu'il a remodelés au moyen d'archives, d'articles et des quelques éléments corroborés par sa mère. Cette unique fois, son père lui a dit, d’un ton neutre, l’exécution au sabre d’un prisonnier chinois, dont l’attitude face à la mort avait été « exemplaire ». Depuis, Haruki Murakami se trimballe ce souvenir incertain, ignorant si son père avait - juste - assisté à cette mise à mort ou s'il y avait directement participé. Ce même père qui aimait l'écriture et composait des haïkus pendant la guerre: 

être un soldat, être un moine

les mains jointes en pière et rejoindre la lune 

L'auteur amorce une réflexion vertigineuse sur son existence, à travers son père qui aurait aussi pu - et même dû - être un autre: le professeur de musique que sa mère devait initialement épouser est mort à la guerre. 

Et le vent qui soufflait entre les pins

Haruki Murakami offre à travers ce très court ouvrage une magnifique pensée sur tous ces morts et tous ces vivants qui nous composent, de même que tous ces petits riens qui circulent en nous, tel le souvenir du partage d’une journée chaude, avec le vent qui soufflait entre les pins. Une journée lors de laquelle ils n'ont pas abandonné leur chatte, à leur surprise et surtout soulagement.